Richard Mirkwood s’éveillait à peine, mesurant sa chance d’être encore en vie. C’était pas prudent de planter sa tente en pleine forêt de Brocéliande. Il ne craignait pas les bandits, son arme dormait toujours à ses côtés, tout près de son oreiller de fortune. L’homme s’inquiétait davantage pour les créatures qui hantaient cette forêt. Des gnomes, des farfadets, des sorcières, les légendes à leur sujet ne manquaient pas… Il s’étira en faisant craquer son dos courbaturé, se rappelant ce qui l’avait amené ici. C’était un mercenaire, on le payait pour retrouver des voleurs, des assassins. Un paysan lui avait offert un belle bourse en échange de la tête des bandits du coin. Une bande de chien galeux qui se cachait dans la forêt et attaquait les garnisons sur la route des lacs.
Cela faisait déjà quatre jours que Richard se planquait au milieu des sous-bois et rien, pas la moindre trace. Le bougre n’avait même pas croisé la route d’un seul animal. Pourtant, la forêt était dense, riche en ressource et loin de la ville, il aurait au moins dû apercevoir quelques biches. Mais non, rien.
Il marcha longtemps, s’enfonça plus profondément dans la forêt, jusqu’à atteindre une large clairière couverte de bruyères en fleur. C’était calme, paisible, l’homme n’entendait que le sifflement des oiseaux et le craquement singulier des arbres. Il choisit de s’y reposer un peu, en profitant pour manger quelques champignons qu’il avait ramassés sur son chemin. Un repas frugal, mais qu’il appréciait néanmoins. Richard avait fui son ancienne vie, citadine et oppressante, pour vivre sur les routes, sans jamais savoir à quoi s’attendre pour le lendemain. Il beaucoup plus heureux ainsi.
Soudain, il réalisa que la forêt toute entière c’était tut. Un silence lugubre envahit les bois, et l’homme se mit à couvert, à plat ventre entre les bruyères. L’atmosphère lui glaça le sang. Des bruits de pas s’approchaient tout doucement, d’abord lointain, puis plus audibles à mesure qu’ils se rapprochaient. Il pensa tout d’abord avoir trouvé ses bandits, mais ce n’était pas le cas…
Le regard de l’être humain se posa alors sur une énorme bête noire, à l’autre bout de la clairière, qui se profilait entre les arbres. Sa position ne lui permettait pas de la distinguer correctement, et l’homme pensa qu’il s’agissait d’un ours. Il s’aplatit davantage, le cœur battant à tout rompre, avant d’oser relever la tête un peu plus. Ce n’était pas un ours, il en étai sûr. Effectivement, ce n’en était pas un. Un loup, c’était un loup gigantesque. La bête progressait lentement dans le sous-bois, ralentie par une blessure. De là où il était, Richard ne pouvait pas distinguer grand-chose, mais l’animal boitait.
C’est alors qu’autre chose attira son attention. Deux petites boules de poils, beaucoup plus claires, qui trottinaient à sa suite. Deux louveteaux, l’un gris foncé et l’autre souris. Ils jappaient faiblement, pour lui réclamer à manger, mais la mère les repoussait de son museau, en montrant les crocs.
Ils s’arrêtèrent à peine quelques instants avant de reprendre leur route, mais Richard ne les quitta pas des yeux. Il n’avait jamais rien vu de tel. Jamais il n’avait vu des loups aussi gros, aussi grands. Était-ce des animaux fabuleux, tels qu’ils étaient décrits dans les légendes de ce lieu mystérieux ? Il ne le saurait probablement jamais. D’ailleurs, peut-être qu’il avait rêvé, peut-être que c’était juste une hallucination à cause de ces foutus champignons… En tout cas, l’homme resta planqué encore quelques minutes, avant de repartir en courant vers son camp.
Quelques jours plus tard, après avoir quitté la forêt, Richard chevaucha jusqu’à une petite bourgade, histoire de recueillir quelques informations à propos des truands, et faire quelques provisions. L’accueil ne fut pas des plus chaleureux et pour cause : c’était un étranger. Il venait d’Angleterre, et malgré son bon français, ce n’était pas difficile à comprendre. On lui servit néanmoins à manger et un peu de vin, l’or c’était toujours bon à prendre pour ces paysans. Il s’installa à l’auberge pour quelques temps. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas dormi sur une bonne paillasse, et la chaleur de la cheminée lui avait manqué. En traînant à la taverne, il apprit deux ou trois trucs sur la région. Sur les bandits qu’il traquait, mais également sur les loups. Richard n’avait pas pu se sortir ceux-ci de la tête, et en surprenant la conversation de deux paysans sur le sujet, il ne put s’empêcher de s’immiscer dans celle-ci. D’après eux, ces satanées bestioles ne cessaient de dévorer leur bétail, des dizaines de moutons perdus depuis le début du printemps. Ils étaient furieux. Néanmoins, le Seigneur de ces terres leur avait enfin envoyé quelqu’un. Un prêtre, qui avait amené avec lui des armes en argent.
Richard décida de retourner à la taverne pour en apprendre davantage. Cette histoire de loup l’obsédait. Il ne pouvait plus penser à autre chose depuis qu’il les avait croisé dans la forêt. Il se garda bien d’en parler d’ailleurs.
Mais l’homme n’eut pas le temps de terminer sa volaille qu’un raffut monstre attira tous les habitants au dehors de la taverne.
Un loup, un loup, criait un jeune homme au milieu de l’attroupement. Des hurlements de femmes apeurées s’élevèrent, tandis que d’autres crachaient leur colère.
Tue-le. C’est le Diable ! Richard se fraya un passage à travers la foule, pour finalement saisir l’objet de ce ramdam. Un chasseur brandissait fièrement un louveteau qu’il tenait par la peau du cou, le montrant à toute l’assemblée. La pauvre bête ouvrait sa petite gueule en grognant, essayant en vain de mordre la main qui le retenait ainsi dans les airs. L’animal se tortillait comme un diable pour se défaire de l’emprise, mais en vain.
-On l’a débusqué dans son trou !
-Et la louve ?!
-J’ai planté ma lame dans ses entrailles, à cette diablesse ! C’en est fini des loups ! Nous avons sa tête ! Hurla le chasseur en brandissant la tête de la bête, plantée au bout d’une pique, triomphant.
-Tout ça c’est grâce au Père !
Un petit louveteau au pelage gris clair. Richard le reconnut, le même que celui de la clairière. Et la tête de la louve noire. Pas de doute. Son cœur se serra, étrangement atteint par ce spectacle. Et il ne put qu’assister, horrifié, à la mort du petit, dont les chasseurs tranchèrent la tête à son tour.
-Où se cachaient-ils ?! Demanda un jeune garçon.
-Dans un arbre creux ! Près du golem de pierre ! Mais ils ne pouvaient plus nous échapper ! Répondit le chasseur victorieux.
-Mort aux loups !
Richard se précipita dans l’auberge et s’enferma dans sa chambre. Il n’en ressortit que lorsque les chants et les rires des habitants n’aient disparu. Hanté toute la nuit par la mort des loups, il n’avala rien au petit déjeuner et tenta de se changer les idées en s’occupant de sa propre chasse. Mais les bandits restaient introuvables. Peut-être avaient-ils bougé et persécutaient une autre contrée. En réalité, les loups ne sortaient plus de ses pensées. Et il réalisa enfin. Ils n’avaient pas trouvé le deuxième louveteau.
Le golem de pierre dont parlaient les habitants était en réalité une formation rocheuse située près de la forêt. Richard s’y rendit à cheval, quelques jours plus tard. Ça ne fut pas difficile de retrouver la tanière de la louve, son corps gisait encore, décapité, devant l’entrée. L’homme s’approcha prudemment. En se penchant au-dessus du cadavre, une nué de mouche se souleva dans un bourdonnement affreux. L’animal était énorme, il n’avait pas rêvé. Quel gâchis, quelle tragédie.
Un mouvement attira soudainement son regard. Il jurerait que la queue de la louve avait bougé… L’angoisse lui donna autant de haut-le-cœur que l’odeur putride du cadavre, et Richard se recula brusquement. L’homme commença alors à entendre des grondements. Attrapant un bâton, il toucha d’abord le corps de la louve, pour s’assurer qu’elle était bel et bien morte. Pas de doute. Puis, il souleva sa queue d’un geste vif, avant de faire un bond en arrière. Le deuxième louveteau s’était presque jeté sur lui. Il était minuscule comparé à sa mère, mais tout aussi féroce. Il montrait les crocs et grognait comme un diable.
-Non, non, non. N’aie pas peur.
Mais que lui voulait-il ? Même Richard n’en avait aucune idée…
Plongeant sa main dans sa besace, l’homme en ressortit un gros morceau de viande fraîche. Il le lança au petit, qui sursauta en s’éloignant. Courageux mais pas téméraire, le louveteau alla se cacher dans son arbre creux. Richard pesta de l’avoir effrayé ainsi, et laissa les autres morceaux à l’entrée de la tanière avant de s’en aller.
Il revint ainsi plusieurs fois revoir le petit loup. Celui-ci s’approcha de plus en plus près, à mesure de ses visites, mais ne se laissa jamais attraper. Parfois, il suivait son cheval, trottinant derrière lui pour le rattraper. Mais l’homme le chassait, il ne fallait pas qu’il prenne la direction du village.
Deux jours plus tard, Richard fut réveillé par des coups de poing frappés contre sa porte. S’emparant de son arbalète, il alla ouvrir. Le propriétaire de l’auberge le pria de quitter son établissement, accompagné par les chasseurs qui avaient tué les loups. Sans opposer de résistance, l’étranger rassembla ses maigres affaires et sortit. Son arme le protégea des habitants en colère, mais le même attroupement que la fois dernière s’était formé sur la place.
-C’est à toi ça ?! S’écria un homme en soulevant une boule de poil au-dessus du sol, exactement de la même manière que le petit louveteau tué quelques semaines plus tôt.
-Lâche-le ! Lâche-le ou je te troue la panse ! Hurla Richard, en reconnaissant le petit loup dont il s’occupait depuis des jours. Lâche-le ou je tire !
-Un gosse t’as vu le nourrir ! Il est du côté des loups ! C’est un traître, un diable lui-aussi !
Soudain, l’animal se mit à se tordre et à se déformer peu à peu, sous les cris terrifiés des badauds. Il perdit ses poils, de la peau recouvrit ses membres et ceux-ci se disloquèrent. Le loup disparut et un petit garçon se jeta dans les bras de Richard. Les habitants se mirent à hurler, horrifiés.
Diable. Sorcellerie.Tuons-les. Richard tira un premier carreau de son arbalète pour ramener le silence. Un autre pour tenir tout le monde à distance. En tenant fermement le gamin dans ses bras, il héla.
-Je m’en vais, et je prends le louveteau ! Celui qui approche est mort !
La moitié des habitants s’enfuirent et le reste resta pétrifié de peur. Richard grimpa sur son cheval et quitta ce village de malheur au galop. Le gosse ne le lâcha pas pendant tout le trajet, et garda son visage enfouit contre son ventre. Il serrait son manteau aussi fort que ses petites mains lui permettaient. L’homme le sentait trembler contre lui, mort de peur. Lui-même était encore choqué par ce qui venait de se passer, mais pour le moment, fuir était plus important.
***
Grandir parmi les Hommes n’avait rien d’évident. Auguste – sous le nom que lui donna Richard – dû, tout d’abord, apprendre à surmonter sa peur des êtres humains. Il restait la plupart du temps dissimulé sous forme lupine, mais reprenait hélas forme humaine lorsque Richard l’y forçait. L’homme lui apprit à lire, écrire, et compter, dans la mesure du possible, puisque le gamin était une vraie bête sauvage. Le louveteau ne tenait jamais en place.
Dans un premier temps, les deux êtres apprirent à se connaître, à s’appréhender. Richard n’avait rien de la douceur de sa mère. C’était un homme un peu bourru, taciturne et aussi tête de mule que le jeune loup. Il était ronchon et il l’obligeait souvent à faire des choses dont il n’avait pas envie, mais Auguste continuait de la suivre parce qu’il était la main qui le nourrissait. Également le seul à ne pas vouloir le tuer.
L’homme en exécutait d’autres pour vivre, c’était un mercenaire, et il proposa à Auguste de lui donner une part de son butin en échange de sa protection. Petit, le louveteau ne lui servait pas à grand-chose, mais il voyait sur le long terme, et une fois adulte, l’animal devint son garde du corps.
Auguste n’avait rien d’humain si ce n’était sa seconde apparence. Il filait toujours les jetons, et personne n’osait s’en prendre à Richard quand il était dans les parages.
Le Mercenaire lui apprit à chasser, mais également à utiliser les armes humaines et à se battre sous cette forme.
Mais bientôt, le temps où Auguste pouvait se promener librement à quatre pattes fut révolu. De louveteau, il avait bien grandi. Au début de son adolescence c’était encore possible de prétendre qu’il n’était qu’un chien loup, mais maintenant… il était devenu trop grand. Un animal de cette taille aurait attiré tous les regards, et bien des ennuies. Il devait rester caché sous forme humaine à présent.
Le temps où Richard arrivait à le faire obéir était également en train de s’évanouir. Auguste était un adulte maintenant, tête de mule et bagarreur, son père adoptif avait du mal à le contenir. Sans oublier que lui vieillissait et que son louveteau était plus fort que jamais. Sa force était bien supérieure à la sienne, quand bien même il n’était encore qu’un gamin. Mais le plus imprévisible restait sa part animale. Sa bestialité était à fleur de peau, Richard n’arrivait plus à la contenir, à l’empêcher de chasser et de tuer. L’homme ne s’en était pas trop inquiétait au départ, c’était un mercenaire après tout. Mais à présent, Auguste était devenu trop incontrôlable. Il avait même fini par tuer une prostitué que Richard lui avait payée pour la nuit. Il s’était changé en loup et lui avait déchiré la carotide.
Richard était terriblement inquiet. Peut-être que c’était naturel au fond. C’était juste son instinct. Et c’est pour ça que ce gamin était si doué pour tuer. Il maîtrisait les armes, il se battait bien.
Jamais il ne faisait de mal à Richard, même lorsqu’ils se disputaient. Au contraire, il avait toujours fait preuve de douceur pour celui qui avait sauvé sa vie. Auguste ne l’avait jamais oublié, c’est grâce à lui qu’il avait survécu. Richard était son père, mais aussi sa mère.
L’homme le traitait toujours comme un humain, même s’il n’en avait aucune caractéristique physique ou mental. Auguste était toujours taciturne, silencieux, presque froid. Et quand il se mettait à parlait, il n’avait aucun filtre. En fait, il tenait peut-être ça de lui… Après tout, le louveteau avait grandi auprès d’un homme solitaire, taciturne et qui tuait pour vivre.
Ils avaient voyagé à travers toute la France, de vrais nomades. Pas de maison, pas d’attache, juste deux vigoureux chevaux et une toile de tente. Auguste aimait cette vie sur les routes, dans les coins reculés, il profitait du couvert de la nuit pour rôder dans les bois.
Ils traquaient, acculaient leurs proies et les abattaient. Puis, ils reprenaient leur chemin, en quête de nouveaux contrats. Bien sûr, les choses ne se déroulaient pas toujours à merveille, mais jusqu’ici, aucun d’eux ne s’était fait tuer. Quelque chose de plus terrible aurait raison de Richard…
L’homme vieillissant l’avait senti, et ils remontaient alors vers Paris depuis un mois. Auguste aussi l’avait compris : la peste rongeait le corps du vieil homme, il n’en aurait plus pour très longtemps. Même s’il n’en laissait rien paraître, le loup était terrifié à l’approche de la mort de Richard. Il avait même songé à le tuer lui-même, dans son sommeil, mais jamais il n’aurait pu s’y résoudre… De retour à la Capitale, où l’homme tenta tout de même de trouver un médecin pour le sauver, son état empira. A peine trois jours après leur arrivée, Richard rendit son dernier souffle. Auguste se retrouva livré à lui-même…
La bête se laissa emporter par le chagrin, démuni, le loup retrouva l’état sauvage. Ou presque. Il se réfugia dans les bois bordant la Cité, et sans son maître pour le contraindre, sa bestialité prit quasiment le contrôle de sa raison. S’il ne s’attaquait qu’au gibier dans un premier temps, les hommes venus chasser finirent par y passer. La nouvelle d’une bête sauvage sanguinaire, rôdant dans les bois, ne tarda pas à faire le tour des faubourgs. Et bientôt, le loup devint plus imprudent, s’aventurant dans les fermes pour s’en prendre au bétail.